Patrick Poirier : Pour cette exposition FRAGILITÉ, nous sommes entrain de réaliser un projet spécifique :
Nous avons acheté un four avant Noël et avons commencé une construction en céramique. Il s’agit de la maquette d’une ville, « La Cité des Ombres », qu’on imagine avoir découverte soit dans un lointain désert, soit sur une île perdue. La cité est construite sur le plan des circonvolutions d’un cerveau, à l’intérieur d’une enceinte elliptique, dans un matériau très blanc : de la céramique émaillée, brillante, onctueuse. Elle est posée sur un tapis très blanc lui aussi, en soie et bambou, et les bâtiments s’enfoncent dans cette matière douce et lumineuse.
Anne Poirier : Nous sommes partis d’un rêve que j’avais fait quelques temps avant et que j’avais noté car je le trouvais beau et étrange. Dans ce rêve, je me promenais avec mon fils qui marchait devant moi, dans un paysage de collines entièrement blanches, faites d’un matériau poudreux immaculé, comme du talc. Tout était silencieux. J’étais folle de joie de cette promenade. À un moment, mon fils me montre dans la vallée en contrebas ce qui ressemble à une petite ville. Nous descendons la colline en courant, en riant, et arrivons devant une entrée de la ville. Je suis mon fils dans le dédale des ruelles et soudain il disparaît, comme aspiré par le sol, ou évaporé dans l’espace. Je me retrouve seule à l’appeler et le chercher partout. Je comprends alors qu’il s’agit d’une nécropole.
P.P. : C’était la clef de la Cité des Ombres…
A.P. : C’est là qu’il habitait. Il était retourné au pays des ombres. Nous avons alors décidé de reconstruire de mémoire cette « Cité des Ombres ».
P.P. : Quand nous vivions en Italie, nous avons passé beaucoup de temps avec notre fils dans la nécropole de Cerveteri, une nécropole formée de tumuli construits et sculptés dans la pierre.
A.P. : C’est un endroit extraordinaire. D’énormes dômes circulaires dont l’intérieur est entièrement sculpté de meubles et d’objets de la vie quotidienne, taillés dans la pierre. Des habitations pour les morts à l’image de celles des vivants.
À partir des nos souvenirs de Cerveteri, nous nous sommes rappelés des autres nécropoles et des rites funéraires que nous avons pu étudier dans notre vie d’architectes-archéologues. Et nous avons commencé, en même temps que nous re-construisions la Cité, un journal de bord dans lequel nous décrivons notre découverte.
Danielle March : Ton rêve me fait penser à la GRADIVA de Wilhelm Jensen, petit roman archéologique où un jeune archéologue part à la poursuite d’une jeune romaine sculptée sur un bas relief du musée du Vatican, dans les ruines de Pompei. Sigmund Freud s’y est intéressé et en a fait l’analyse. Il y a là aussi un lieu du rêve qui lie le passé et le présent, le conscient et l’inconscient ; une sorte d’aller-retour que l’on trouve aussi dans votre travail.
A.P. : Gradiva est un personnage très important pour nous. Nous avons fait deux films sur Gradiva :
Le premier avait pour titre Delirio e sogni. Nous l’avons tourné près de Palerme, à Solunte, avec une équipe et trois acteurs dans les rôles de Gradiva et de Norbert Hanold, le jeune archéologue, et celui de Pluton qui les observe. Solunte est une ville grecque en ruines située en haut d’une montagne désertique et dont la voie principale monte jusqu’au sommet et se termine sur un précipice tombant dans la mer. Un site vertigineux.
Le deuxième, plus complexe, avec davantage de lieux et d’acteurs, nous l’avons tourné près de Naples dans ces lieux que les anciens nommaient Campi Phlegrei et où ils situaient l’une des portes de l’Enfer, au lac de l’Averne. C’est là que Virgile fait descendre Énée à la recherche de l’ombre de son père. C’est là que se situent aussi l’antre de la Sybille de Cumes, et des terres volcaniques d’où s’échappent des fumées. On y trouve aussi des lieux souterrains labyrinthiques et sombres. Et là, la figure de Norbert Hanold, le jeune archéologue, se confond avec celle d’Orphée, celle de Gradiva avec Eurydice.
Les mythes se rencontrent : Deux personnages à la poursuite d’une ombre au royaume des morts.
Donc ton rapprochement avec Gradiva est tout à fait juste.
D.M. : Oui, j’ai lu ces titres dans votre travail. On y retrouve les ruines, un vocabulaire du Passé, construites dans l’ici et maintenant, pour parler de la Mémoire, du cerveau, de l’archéologie, et qui sont une métaphore pour le Présent. On y retrouve le conscient et l’inconscient qui finissent par se rencontrer. L’inconscient est indispensable à l’Analyse psychologique pour la compréhension et la construction de l’Identité future.
P.P. : Oui, nous sommes toujours un peu extérieurs au monde lorsque nous regardons la vie d’aujourd’hui, ce qui se passe, avec les visions, les voyages que nous avons pu faire. Tout à coup, les choses se recollent, toujours. On se sert de cette mémoire : actuellement c’est ce qui se passe. Tout est lié, nous n’arrivons plus à nous défaire de notre passé et de notre mémoire, cela devient un déclic automatique. Mais nous n’arrivons jamais à reproduire ce que nous avons fait avant. Nous n’aimons pas nous répéter. Nous préférons réaliser quelque chose de nouveau, proposer une nouvelle solution.
A.P. : En général nous partons de lieux réels qui nous guident : c’est à partir de ce que nous ressentons dans ces lieux que les choses se déploient, que notre mémoire et notre imagination sont activées. En avançant dans la vie, tout ce que nous avons vécu ou acquis par la mémoire, toutes nos expériences et notre savoir augmentent aussi, et par conséquent nos réactions sont différentes, plus larges, ce qui donne des travaux qui, même s’ils ont des points communs avec des travaux antérieurs, sont liés aux différentes époques de notre vie.
D.M. : Lorsque vous travaillez sur des lieux, c’est très pertinent d’en extraire « l’âme du lieu », la « loci anima ».
P.P. : Nos travaux sont toujours des métaphores. Nous n’arrivons jamais à parler directement de quelque chose, d’événements actuels. Il nous faut prendre une distance. Tout notre travail a pour origine la violence de l’Histoire et la deuxième guerre mondiale pendant laquelle nous sommes nés, qui a alimenté nos visions de ruines. Mais nous n’avons pas voulu en donner des visions spécifiques, directes. Nous avons pris comme métaphores les ruines antiques, l’archéologie, la destruction. Ce ne sont pas les images d’un reporter de guerre. Nous prenons une distance de temps et d’espace pour élargir le propos. Le Passé parle du Présent, le lointain parle de l’ici. Le Présent peut parler du Futur dans des travaux comme EXOTICA ou DANGER ZONE.
A.P. : À l’époque d’Exotica, nous habitions Ivry-sur-Seine, nous étions environnés d’un désordre, d’un chaos architectural. À partir de ces visions quotidiennes, nous avons imaginé une ville du futur complètement anarchique qui s’auto-détruirait par cette anarchie même ; qui s’effondrerait à cause de la pollution, du désordre, de la violence entre ses habitants. Nos métaphores peuvent être prises dans le Présent comme dans le Passé : OSTIA ANTICA était une image du Passé qui renvoyait à l’idée de la Fragilité du Monde et aux dangers qui le menacent.
P.P. : Quand nous avons construit MNÉMOSYNE, la blanche, c’était la guerre du Golfe. Nous écoutions les informations 24 heures sur 24. On y disait que tout s’y passait en souterrain, et nous avons construit cette Mnémosyne avec des bâtiments aveugles, sans aucune voies de communication visibles entre eux ; tout était enterré. Nous ne voulons pas parler de la situation présente immédiate. Il y a toujours une distance. Il est plus interessant de parler de globalité.
A.P. : De plus, nous voulons qu’il y ait une certaine poétique dans notre travail.
S’il est littéral, cela devient un reportage. C’est autre chose.
P.P. : Cela ne nous empêche pas d’être au courant de tout. D’ailleurs, pendant nos voyages, il nous est arrivé de nous trouver dans des pays en crise, comme le Cambodge ou le Guatemala, alors en guerre civile.
D.M. : On peut parler d’une mémoire culturelle qui marque tous les humains.
Vos villes sont des métaphores des actions du Passé et du Futur. Vous parlez souvent de la fragilité du monde.
A.P. : Oui : Fragilité de la Mémoire, fragilité de la culture, Fragilité de la Nature,
Fragilité humaine.
Stéphane Courarie-Delage : Quel est le sens profond de parler de cette fragilité ? Une fois qu’on a parlé de la fragilité de la mémoire, des hommes, des villes, que peut-on en déduire ? On doit en déduire quelque chose ? ou est-ce que c’est simplement pour constater ?
A.P. : C’est à la fois un constat, parce que nous avons ressenti cette menace depuis l’enfance puisque nous sommes nés tous les deux pendant la guerre, en même temps qu’un warning, une mise en garde : attention ! Nous sommes responsables !
P.P. : Quand nous avons commencé nos travaux avec ces motivations, personne ne parlait de ça, personne ne comprenait. Pour les gens, nous étions des archéologues, nous nous intéressions au passé. Nous avions beau dire que c’était la crainte de cette fragilité face à la violence qui nous poussait à faire quelque chose qui dise : « Attention, attention, cela peut arriver ! », comme à cette époque personne ne pensait à ça, personne n’avait envie de le voir ; et nous avons continué parce que de toute façon c’était un de nos moteurs. Nous ne cherchions pas une idée pour notre travail, c’était une nécessité intérieure qui nous était propre. Parce que nous avons été très jeunes confrontés à des chocs dont tu ne peux pas te départir. Tu ne peux pas te départir de ça, c’est impossible. Plus tard, nous sommes allés en voyage dans des paradis qui le lendemain étaient précipités dans la guerre. Tu te dis : « mais qu’est-ce qui s’est passé en Ukraine ? ». La veille, personne n’y pensait, et tout à coup, en une heure, paff ! c’est fait. C’est comme ce qui s’est passé au Cambodge, c’était un paradis, la guerre était plus au nord, et tout à coup du jour au lendemain, paff, l’enfer !
D.M. : C’est le renversement.
P.P. : Voilà ! Mon père est parti en vélo rechercher un dossier dans son bureau, une bombe est tombée, fini ! Nous avons su très jeunes que les choses pouvaient brutalement changer. C’est pour ça que nous voulons dire « attention, ça n’est pas comme ça, c’est comme un équilibre permanent sur un fil qui peut casser d’un coup ! ».
D.M. : Je vois votre travail ainsi : les constructions de ruines et des fragments de la mémoire se trouvent dans l’Inconscient, un parallèle que vous faites à la pratique de l'« Archaiología » dont le mot grec ancien se fonde sur « Archaíos » (arkhê) ancien, et « Logos », le langage, la parole et la science. En philosophie « Logos » signifie aussi la raison. Puis il y a le moment de l'« Architectura », la construction qui renvoie au mot « Téchne » qui est l'exploration des cultures, des arts et des métiers comme origine de la Conscience. Pour former leur personnalité, tous les êtres humains passent par ce stade de la vie. L’Inconscient ne fait que recevoir.
A.P. : Mais c’est aussi un moteur.
D.M. : Oui l’Inconscient est neutre et modulable. Il enregistre ce que nous pensons, disons et entendons. Et l’architecture, le côté conscient, dirige l’inconscient qui est simplement là enfoui sous terre et doit être fouillé.
P.P. : Oui, c’est un peu ça.
A.P. : On analyse et on organise le résultat des fouilles.
D.M. : Dans votre œuvre il y a ces deux aspects en même temps : le Passé, l’archéologie, parce que ce sont des ruines ; et le Présent en vue du Futur, l’architecture, la construction et l'exploration qui est liée au logos de l'archéologie dans le sens de la
raison, de la parole.
A.P. : C’est le cas non seulement chez l’individu mais aussi dans les cultures.
Au début, quand on parlait d’identité culturelle, on n’avait pas le droit de prononcer ce mot parce qu’on nous traitait de réactionnaires et de nostalgiques du passé, et qu’il ne fallait pas s’inspirer du passé. Nos identités personnelles et collectives sont faites de tout ce qui peut exister, pas seulement d’une partie.
Mais tout cela est fragmenté et mélangé dans l’inconscient, et c’est par la mémoire qu’à certains moments de la vie qu’on arrive à les extraire, à les analyser et à les mettre en ordre. C’est le travail de l’architecte : rendre forme à l’informe, organiser les chaos.
D.M. : Et l’écriture dans votre travail ?
A.P. : C’est presque instinctif chez nous. Moi, j’ai toujours écrit, toute ma vie.
Mais on écrit tous les deux de manière très différente, même si les sujets sont parfois (souvent) très proches.
P.P. : Moi j’écris par fragments, des tas de trucs , régulièrement, presque tous les jours, c’est un principe.
A.P. : Des aphorismes.
P.P. : Ce n’est pas axé sur une seule chose. Par exemple lorsque nous avons travaillé sur le PURGATOIRE pendant la pandémie, je faisais un journal, j’écrivais presque tous les soirs. J’ai repris ce journal et j’écris presque tous les jours, sauf lorsque nous sommes en voyage. J’ai trouvé un album conçu pour faire les inventaires, avec un titre en lettres dorées, des dates et des numéros de pages. Et j’écris une page tous les soirs, par fragments. Et finalement à la relecture c’est assez intéressant. Des fragments de pensées.
A.P. : Instinctif et immédiat.
P.P. : Il y a des trucs qui s’enchaînent, extrêmement poétiques, trois mots sur une page, et tout à coup l’écriture.
S.C-D : Une sorte de sculpture de la mémoire ?
P.P. : Cela représente ce qu’on est soi-même. Tous les jours sont différents. Ce n’est pas linéaire.
A.P. : On en discute ensemble.
S.C-D : C’est sans fin.
A.P. : Oui mais c’est comme la pensée : tu ne t’arrêtes jamais de penser.
Moi, je n’écris pas du tout de la même façon que Patrick. J’écris mon journal de façon irrégulière depuis mes 13 ans. Il y a des grandes plages de vide, puis des périodes très denses. Cela part d’un fait vécu mais ça divague tout de suite sur un tas de choses et de réflexions, de pensées. À côté de ce journal de ma vie, j’écris des journaux fictionnels qui sont en rapport avec notre travail. Ou des souvenirs ; même des ébauches de livres. J’écris certains de mes rêves parce que je rêve énormément, et certains peuvent aider à nos travaux.
D.M. : Cela me fait penser au mot Apocalypse qui en grec signifie « dévoilement » et dans le christianisme « révélation ».
A.P. : La révélation, oui, l’intuition.
D.M. : L’écriture est une sorte de révélation de la pensée.
Vos œuvres sont souvent construites autour du thème de l’Apocalypse qui oppose un côté sombre
à un côté lumineux blanc.
A.P. : Oui, on passe souvent du noir au blanc, de l’ombre à la lumière, de la
ruine à l’utopie.
P.P. : On ne part pas tout de suite du concept d’apocalypse. Ce n’est pas une décision. Cela vient progressivement.
A.P. : Cela vient avec la confrontation d’une réalité, ou le génie du lieu qui nous inspire. C’est à la Domus Aurea que nous avons commencé nos premières constructions vraiment apocalyptiques. À cette époque, ce lieu que nous avons exploré était fermé au public ; il n’était pas encore restauré. C’était un labyrinthe souterrain complètement sombre, éclairé par de rares ampoules ; nous avons acheté des torches de procession pour y déambuler, parce qu’on n’y voyait rien. Nous avons relevé le plan de la Domus, nous sommes rendus compte de sa forme de labyrinthe et l’avons assimilé à une sorte de carte de l’inconscient, à une figure de l’Oubli.
P.P. : Parfois aussi le nom des lieux provoque une résonance en nous qui déclenche notre imaginaire, qui provoque un déclic, si le nom s’accompagne d’une vision. Parfois ce sont les circonstances de la vie : Quand nous sommes arrivés à Los Angeles (pour notre résidence au Getty Research Institute), il venait d’y avoir un gros tremblement de terre. Il y avait des traces partout dans la ville. Un de nos amis avait une collection de verres précieux, tout était tombé et tout avait été brisé. Il m’a dit qu’il avait tout jeté. Cela a fait un déclic en nous, nous nous sommes dit qu’il fallait faire quelque chose avec ça, et tout de suite après nous avons commencé un nouveau travail avec des verres brisés. Ensuite nous avons imaginé et construit OURANOPOLIS, ce musée volant, sorte d’OVNI, chargé de sauver une partie de notre mémoire culturelle en cas de catastrophe. Tout est parti d’un événement réel.
A.P. : En plus, Los Angeles est la ville du cinéma, de la fiction, de « Star War ». Cela aussi a pu contribuer à faire ce travail que nous n’aurions sans doute jamais imaginé ailleurs.
D.M. : L’Art est finalement l’imitation du touché divin par l'artiste au sens de la loi de l’attraction qui agit comme l’univers. Vous êtes dans un lieu qui vous inspire parce que c’est une réaction qui reflète ce que vous avez vu, pensé et vécu. Et dans ce sens, vos œuvres sont une réponse à l'esprit du lieu.
A.P. : « Divin », dans le sens de « divination » ou de « création » ?
D.M. : Divin dans le sens de la création d'un esprit, qui est vaste et insaisissable comme une œuvres d’art réussie. En même temps, ce n’est pas seulement une réaction, c’est aussi une action. Vous vous imprégnez des lieux selon la loi de l’attraction, selon vos actions et réactions. Réaliser des ruines, c’est un portrait culturel qui relie tout le monde.
A.P. : Ce que je voulais dire c’est que tu retiens dans le divin le côté création d'esprit. Mais le côté divination est très important chez nous. Nous travaillons beaucoup par intuition. Avec la mémoire, oui, mais peut être encore plus avec l’intuition…
P.P. : Oui, l’intuition.
A.P. : … Qui va dans le sens de l’invention, de l’imagination. L’intuition de quelque chose qui peut se faire, qui peut arriver, qui peut se passer. Une vision du Futur. Les gens parlent toujours de nous comme des gens du Passé. Mais je me sens autant du Futur que du Passé.
P.P. : Pour revenir à cette histoire de verres brisés, nous sommes allés acheter des objets en verre et les avons brisés, pour essayer de les reconstituer ensuite, comme des objets archéologiques. Mais une chose transparente est très difficile à mémoriser et à reconstituer, c’est un gros effort mental. L’attention doit être très fine pour retrouver et assembler les petits morceaux ; sans compter qu’on risque de se couper.
A.P. : Nous travaillons beaucoup par fragments, et dans toutes nos grandes constructions nous travaillons par morceaux. La vue d’ensemble ne vient qu’à la fin. Par exemple, Ostia Antica. Quand nous l’avons construite, nous avions un tout petit atelier et ne pouvions travailler qu’1 m2 à la fois, et il fallait ensuite tout superposer sur des étagères. Et l’ensemble de la maquette se compose de 360 morceaux ! C’était une gymnastique mentale permanente d’essayer de voir le tout à partir du fragment. Mais quand nous l’avons vu dans son ensemble pour la première fois au musée Ludwig de Aachen, c’était exactement ce que nous avions imaginé !
P.P. : Il y a une chose qui nous surprend toujours : Ces pièces-là, ces grandes constructions ou installations, qui sont rarement exposées et restent longtemps en caisses, quand on les montre, quand elles sortent des caisses…
A. & P. : Elles sont tristes !
A.P. : Et nous aussi nous sommes tristes !
P.P : Mais le lendemain ou quelques jours après elles ont respiré.
A. P. : Elles se sont épanouies, elles redeviennent ce qu’elles sont.
D.M . : Une œuvre d’art aussi a besoin d’être vue.
A & P : Elles étaient enfermées et tout à coup elles se libèrent
A.P. : Elles respirent … Au contraire, j’ai toujours pensé que dans les musées, les œuvres d’art qui sont trop regardées, à force d’être usées par tous ces regards, perdent leur âme. J’ai peur qu’elles perdent leur âme.
P.P : Oui, tout à fait.
A.P. : C’est pour ça que souvent je préfère aller dans des musées où il y a moins de monde et où on peut voir des œuvres peut-être plus modestes mais qui ont gardé leur âme.
D.M . : C’est voir une œuvre comme quelque chose de vivant.
A.P. : Oui, je crois que les œuvres d’art, surtout les œuvres en trois dimensions, ne sont pas des objets morts. Elles ont une âme, une mémoire. Elles nous regardent.
S.C-D : Vous êtes-vous déjà mis en position de regarder votre œuvre comme des archéologues ?
A.P. : Oui, très souvent. Car au fur et à mesure que nous construisons nos travaux, nous écrivons des carnets de fouille. Nous fouillons en même temps que nous construisons. Comme si nous étions les archéologues de nos propres constructions, ou que nos constructions soient les maquettes de nos fouilles.
S.C-D : Si dans mille ans vous découvriez votre œuvre en tant qu’archéologues, comment cela se traduirait-il ?
A.P. : Souvent, dans de petites fictions, nous nous projetons loin dans le futur dans le rôle d’archéologues qui auront découvert nos constructions et s’interrogeront sur leur sens et leur origine.
Une des expositions que nous avons faites à New York chez Sonnabend s’intitulait « Campagne de fouilles sur le site de Mnémosyne » et nous y exposions des objets comme provenant d’un site réel, de fouilles réelles.
D.M. : Et en 1974 l'exposition « Spurensicherung » présente votre travail au Kunstverein de Hambourg. Comment avez-vous fait la connaissance de Günter Metken ?
P.P. : Voilà exactement comment s’est passée notre rencontre avec Metken : Nous habitions à cette époque un atelier au rez-de-chaussée de la Cité Internationale des Arts à Paris. Nos voisins étaient un sculpteur allemand, Ansgar Nierhoff, et un peintre suisse, Helmut Federle. Nous sommes devenus très amis, et un soir je suis allé boire un verre en célibataire avec eux à Saint Michel. En revenant à la cité des arts, tard dans la nuit, il y avait une fenêtre allumée, et Ansgar a dit que c’était la fenêtre de Ludwig Harich, un écrivain allemand ; Il lance une pierre, la fenêtre s’ouvre et nous sommes invités à monter chez lui. Chez lui, il y avait un peintre allemand, qui était aussi critique, Rolf-Gunter Dienst, et Günter et Sigrid Metken.
On commence à parler, puis Helmut demande à Metken ce qu’il fait dans le domaine de l’Art. Metken répond qu’il travaille au catalogue raisonné de Max Ernst. Comme nous avions beaucoup bu, Helmut répond : « Pourquoi travaillez-vous sur les vieux, ils sont presque morts, à quoi ça sert ? Il faut travailler sur les nouvelles générations, sur les jeunes, sur nous ! ».
Tout se passe bien, Metken est un petit monsieur très poli, très gentil ; on se sépare et on va tous se coucher.
Le lendemain matin, à onze heure, nous entendons frapper à notre porte (il n’y avait pas de sonnette), on ouvre - Günter Metken - « je viens voir votre travail et cetera ». Par la suite, nous lui avons présenté nos amis de l’époque, Christian Boltanski, Annette Messager, Paul-Armand Gette, toute la bande. Et puis nous l’avons mis en relation avec Jean Clair. Ensuite il a recherché en Allemagne les artistes dans cette ligne, comme Niklaus Lang, et en Italie, comme Claudio Costa. Nous étions par hasard le point de départ de tout cela. Mais personne ne le sait. Nous sommes devenus très proches des Metken, avons fait plusieurs voyages avec eux, comme en Syrie ; jusqu’à sa mort en Libye où nous devions aller ensemble ! La veille de sa mort, il avait posté une carte postale de Leptis Magna pour Anne.
A.P. : C’est une petite anecdote qui n’est pas inventée du tout, comme souvent chez les artistes ! À l’époque, Jean Clair écrivait dans une revue, L’ART VIVANT.
Il avait fait un article sur nous, deux pages avec des photos, et nous étions très fiers car c’était le premier article qui sortait sur notre travail. Le titre était « Anne et Patrick Poirier, Une avant-garde clandestine ». Clandestine, parce qu’à l’époque l’avant-garde officielle était Support – Surface et B.M.P.T. Je crois que ce qui a interpelé Jean Clair et Günter Metken c’est le fait que nous nous intéressions aux Sciences Humaines, l’archéologie, l’Histoire, la psychologies, la botanique et cetera. Nous étions tout sauf formalistes.
P.P. : Alors pour remercier Ansgar Nierhoff et Wolfgang Becker, nous leur avons donné des travaux qui seront montrés dans l’exposition de Koblenz, des travaux du tout début.
D.M. : Formidable, la boucle se ferme. Finalement j'avais pensé à Günter Metken parce qu'on parlait de la fiction. Le titre de son livre « Spurensicherung », à la recherche des traces est un terme utilisé en criminologie et le sous-titre « L'Art comme Anthropologie et Recherche de Soi. Sciences Fictives dans l'Art d'aujourd'hui » relève tous les points. Il met l'accent sur les sciences, dont la taxinomie des musées de sciences naturelles, l'anthropologie, la psychanalyse et aussi la fiction. Picasso a dit : « Tout ce qu'on peut imaginer est vrai » et donc la fiction dans les livres et romans quand on les lit ou les écrit fait passer des messages qu'on peut mieux percevoir par une histoire ou la narration que par les informations. Dans ce sens, la fiction est quelque chose de réel.
A.P. : Oui, parce qu’on y croit : à la fois celui qui écrit y croit, parce qu’il est tellement dans son truc qu’il y croit, sinon il ne le ferait pas ; Si nous n’y croyions pas, nous ne ferions pas nos maquettes, nos fictions. Et celui qui lit, qui regarde y croit aussi si c’est intéressant. Il doit y croire, se glisser à l’intérieur, rentrer dedans, et il se trouve alors dans un autre monde.
P.P. : Ça existe puisque c’est écrit. Et ça existe aussi comme objet. Ça existe, c’est tout.
D.M. : D'ailleurs dans les années soixante, même en 1962, il y a John Austin qui a écrit un livre qui s'appelle « How To Do Things With Words », la traduction française est « Quand dire, c'est faire ». C'est-à-dire tout ce qui est écrit ou dit prend une corporalité. Cela vaut également pour les structures de Lawrence Weiner, la base de réflexion pour ses sculptures. Même chose pour Les Levine et la media sculpture. L'information est matériel et physique. Même si cela semble immatériel. L'information a une matérialité physique comme la pensée. Oui - quand dire, c'est faire. Il n'y a pas mal d'artistes actuellement qui travaillent sur l'utopie comme un lieu, non pas sur un non-lieu comme chez Thomas More, mais un lieu qui existe. Et c'est un peu la même idée pour la fiction, c'est quelque chose qui existe. Vous travaillez beaucoup sur l'utopie et vous la réalisez pour le spectateur. Cela ne reste pas dans l'imagination personnelle parce que vous la construisez. Tout le monde peut la voir et peut ensuite l'imaginer.
A. P. : Je ne lis pas beaucoup de science-fiction, mais il y a eu un tas de films sur ce sujet.
P.P. : Il y a BORGES ...
A.P. : Ah oui ! Borgès c’est un de mes dieux ! Heureusement que tu en parles ! Mais Borgès, c’est à un autre niveau. Avec lui, on est dans un univers métaphysique, philosophique, culturel. Borgès me fascine. Bien sûr il y a le thème de la Bibliothèque, et son rapport direct avec notre travail, même si nous n’avions pas encore lu Borgès quand nous avons conçu l’Incendie de la Grande Bibliothèque. Borgès possède un savoir encyclopédique, et ses fictions jouent avec le savoir, la connaissance universelle. Et avec le Temps. Il crée ses fictions à partir d’un savoir réel, et de savoirs, de cultures qu’il invente. Lorsqu’on lit ses fictions, c’est tellement bien écrit, c’est tellement cohérent, qu’il est difficile de démêler le vrai du faux. Moi je me laisse emporter dans ces vraie-fausses histoires, dans ces vraie-fausses cultures. Et j’aime m’y perdre. J’aimerais arriver au même résultat avec nos travaux. Absorber le spectateur, le perdre dans notre imaginaire.
D.M. : Il me semble que vous réalisez ce que tu viens de dire sur Borgès dans votre travail.
P.P. : C’est un peu parallèle, mais malheureusement on est moins…
D.M. : C’est un peu parallèle dans le domaine visuel.
A.P. : C’est un autre domaine. Je viens de penser à une chose : le fait que Borgès ait été aveugle une grande partie de sa vie fait qu’il a dû se projeter dans l’imaginaire et dans sa mémoire encore plus que d’autres. Il ne pouvait plus écrire sur le réel, il ne le voyait plus. Il ne pouvait écrire qu’à l’aide de ce qui existait déjà dans son immense bibliothèque intérieure, dans sa prodigieuse mémoire. Il passait sa vie à voyager dans sa Bibliothèque de Babel… .
D.M : Merci pour cette conversation.
A.+P. P. : C’est nous qui te remerçions.
Café Beaubourg, Paris, 12-0322 Danielle March, Stéphane Courarie-Delage (film)
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